Alors que depuis la Renaissance, les sciences étaient parties triomphalement à la conquête de la certitude, notre vécu nous oblige aujourd’hui à faire le deuil de cet absolu et à renoncer au mythe de l’élucidation totale de l’univers
Tout comme le voyageur sait que le territoire est beaucoup plus riche que la carte, il nous faut accepter que le réel ne puisse être globalement représenté par des concepts et des théories. La carte restera toujours une approximation, le terrain sera toujours plus riche, plus surprenant que ce que nous pensons et même ce que nous pouvons imaginer.
La confiance aveugle dans une carte risque de masquer la complexité du réel. L’usage d’un GPS, par exemple, nous a appris que la réalité du terrain s’impose quelquefois avec obstination et qu’il est donc utile de n’accorder qu’une confiance toute relative à la carte. De même, la complexité du terrain peut nous échapper parce que nous avons la conviction que l’état de nos connaissances est l’image fidèle du réel, avant Galilée les humains croyaient que le Soleil tourne autour de la Terre.
Parce que la carte ou nos connaissances sont des approximations du réel, il faut privilégier une stratégie et un cheminement pour les améliorer. Penser la complexité c’est accepter l’incertitude et le doute afin d’utiliser notre curiosité pour aller vers des découvertes. La théorie des bidules se propose d’enrichir la carte à partir d’un point de vue* retenu en fonction de l’objectif de l’observateur. Il lui faut accepter que ce qui n’est pas sur la carte, qui n’est pas formalisable ou quantifiable peut exister dans le monde réel ; alors seul un cheminement parfois en errance permet de rendre intelligible ce que nous observons. Le vagabondage nous fait rencontrer le singulier et le local en contradiction avec l’universel abstrait.
Pour passer du territoire à la carte ou du réel au concept, l’humain a mobilisé sa machine universelle à comprendre afin de mettre en œuvre le processus de l’abstraction*. Cette merveilleuse faculté est à l’origine de notre relative compréhension du réel, elle nous a aussi aidés à nous protéger de la dureté du milieu dans lequel nous vivons. L’abstraction cartésienne a inspiré et inspire encore les sciences, mais aussi notre pensée. Elle a pour principe d’isoler puis de décomposer le bidule réel. Ce faisant, elle débute en omettant le postulat de base de la complexité : relier, encore relier, toujours relier. Alors, la théorie des bidules milite pour une abstraction post-cartésienne sur la base des concepts développés dans ce chapitre.
Afin d’accroître les bénéfices de cette fonction cérébrale, l’humain va la rendre récursive. Par des itérations successives, notre représentation du territoire s’éloigne alors encore plus du terrain : le GPS virtualise une carte, la construction de méta-concepts éloigne notre savoir du réel observé. Ainsi, si l’abstraction est une jouissance intellectuelle et fait progresser nos savoirs, il peut être utile de refaire le chemin en sens inverse et de revenir à l’originel, à l’élémentaire, c’est-à-dire de relier la carte au territoire ou le concept au réel. Enfin, la référence à une carte est une métaphore spatiale qui aide à mieux appréhender la limite de nos connaissances. Il faut la compléter par la prise en compte du temps : le réel évolue, toute carte, tout concept doivent être datés pour pouvoir nous guider dans notre quête de compréhension.