Chapitre 1 “Je ne comprends pas …”


Cette exclamation souvent prononcée face à la complexité peut être vécue comme purement négative et conduire dans une impasse. « Je ne comprends pas, j’abandonne l’espoir de rendre intelligible cette complexité”. Alors je subis sans espoir le phénomène ou l’organisation complexe.
C’est la croyance que le savoir est fait de certitudes absolues qui est souvent à l’origine de ce désarroi. Mais cette phrase peut aussi être salvatrice : “Je ne comprends pas, mais je ne m’incline pas” est le point de départ d’un cheminement vers la compréhension certes relative mais forgée par une pensée autonome.

Cette voie ne mène probablement pas à la création de nouveaux savoirs mais doit permettre de rendre intelligible ce qui apparaissait comme inaccessible. Edgar Morin résume ainsi cette situation :

“La complexité semble négative ou régressive puisque c’est la réintroduction de l’incertitude dans une connaissance qui était partie triomphalement à la conquête de la certitude absolue.”

En relevant le défi de la complexité, la pensée prend conscience et développe ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, une aventure.

1.1 Compliqué ou complexe

“La complexité existe quand notre niveau de connaissance ne nous permet pas d’apprivoiser l’ensemble des informations” Edgar Morin

L’origine latine du mot complexe est “complexus” et signifie ce qui est tissé ensemble.
Le réel, qu’il soit inerte ou vivant, concret ou abstrait, a toujours une histoire qui a généré de multiples liens, ce sont notamment eux qui ont créé le tissu de ce qui est complexe.

Dès lors, la première démarche de l’esprit qui n’abandonne pas consiste à vouloir démêler le complexe : chercher et observer les liens, jusqu’à en faire un tissu de simplicité à l’opposé du compliqué.

En isolant un objet, on se prive de l’examen des liens qui l’ont construit. Alors la complication nous guette, il est difficile de comprendre l’objet isolé. L’ennemi de la complexité est le réductionnisme car l’isolement artificiel de l’objet est préjudiciable à la connaissance. Cette attitude conduit à ignorer la multiplicité des liens de causalité et leur nature réflexive, à ignorer les complémentarités, les oppositions, les contradictions.

1.2 La complexité observée

“Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans toute notre philosophie” Shakespeare

Dans leurs tentatives pour comprendre l’Univers, les astrophysiciens ont été confrontés à des ensembles (galaxies, systèmes stellaires, systèmes planétaires …) interdépendants dans lesquels une myriade d’éléments interagissaient.
De même, en s’intéressant à l’origine de la vie et à son évolution, les biologistes ont découvert des interactions multiples : celle des molécules a donné naissance à la cellule puis apparaissent des organismes multicellulaires, les êtres vivants sont nés grâce à la coopération de certains de ces organismes, plus largement la biosphère est un tout dans lequel chaque élément est dépendant d’autres et contribue à l’équilibre (ou déséquilibre) global.
Plus récemment, le développement des technologies exigera aussi de maîtriser des ensembles de plus en plus complexes : conquête de l’espace, système d’information …

Le monde est complexe et la complexité ne fait que croître. Ceci peut être vérifié :

  • dans le cosmos avec l’expansion de l’univers,
  • dans le monde du vivant du fait de l’évolution de la biosphère,
  • dans l’univers des idées (la noosphère) avec l’explosion des connaissances, des courants de pensées, des mythes, des communications …
  • dans l’organisation de la société humaine avec la myriade de groupes sociaux parfois autoproclamés, la multiplication des structures formelles ou non …

Cette complexité croissante que nous pouvons observer appelle la réflexion suivante d’Edgar Morin :

“La vie n’a pas pour but de développer la complexité : c’est le développement de la complexité qui, dans des conditions comportant toujours la dimension aléatoire, développe la vie.”

1.3 Pourquoi s’intéresser à la complexité

“Il est pénible de reconnaître le monde tel qu’il est, et plaisant de le rêver tel qu’on le souhaite. […] Le réel c’est ce qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète.” Régis Debray

Si le réel est complexe, les connaissances suivent le même chemin : les disciplines scientifiques se multiplient, les théories se succèdent, l’avalanche d’informations nous empêche de distinguer l’essentiel de l’accessoire, le vrai du faux

Démêler consiste alors à ne jamais isoler, à accorder la priorité aux liens entre disciplines scientifiques, entre théories, entre informations. Sur le plan scientifique, la grande difficulté est de préserver l’interdépendance des champs disciplinaires et de lutter contre l’appauvrissement épistémologique induit par l’hyper spécialisation observée.

La complexité est non seulement un défi pour les connaissances mais aussi un défi pour notre pensée. Pour affronter ce qui apparaît compliqué, il faut faire face à la complexité et bousculer notre manière de penser.

Le neuroscientifique Stanislas Dehaene a baptisé notre cerveau et le système central nerveux qui lui est associé de “machine universelle à comprendre”. Abandonner face à la complexité, c’est dédaigner cette merveilleuse mécanique et renoncer à comprendre. C’est aussi prendre le risque d’être aliéné par l’acceptation de simplifications réductrices proposées par des courants de pensée ou des institutions qui veulent nous soumettre, comme par exemple les théories complotistes ou racistes.

1.4 Comment s’intéresser à la complexité

“Toi qui marches, il n’y a pas de chemin, tu fais le chemin en marchant.” Antonio Machado

La complexité surgit comme difficulté, comme incertitude et non pas comme clarté et comme réponse. Penser la complexité pour la rendre intelligible n’est pas un programme que les esprits peuvent mettre dans leur ordinateur mental.

Le défi de la complexité nous fait renoncer à jamais au mythe de l’élucidation totale de l’univers, mais il nous encourage à poursuivre l’aventure de la connaissance.
Il n’existe pas de bouton On/Off pour faire face à la complexité, mais il est possible de relever le défi en s’engageant dans une démarche faite de curiosité et d’autonomie dont le mot d’ordre est :

relier,  encore relier,  toujours relier.

Cette pensée autonome est ainsi définie par Edgar Morin : « Penser c’est ne pas considérer comme acquis ce sur quoi on a déjà cru avoir la bonne connaissance ».

Penser la complexité est alors un chemin parsemé d’incertitudes, de découvertes, de bifurcations, d’allers et retours. Chemin faisant, on découvre de nouveaux éclairages de choses déjà connues ainsi que des objets, des éléments du monde vivant et des concepts jusqu’alors ignorés. Ces découvertes vont nous permettre d’élargir notre compréhension afin d’enrichir notre pouvoir d’être et d’agir en se tenant éloignés des aliénations qui nous guettent.

Sur ce chemin pour rendre intelligible la complexité, la théorie des bidules propose sans aucune prétention scientifique un cadre qui peut aider l’explorateur dans son entreprise.