“On nous inocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants…” Paul Valéry (en 1935)
« Les collectivités organisées s’efforcent d’amener l’individu à ne pas forger lui-même ses convictions, mais à assimiler seulement celles qu’elles tiennent toutes prêtes pour lui. L’homme qui pense par lui-même, et qui est libre sur le plan spirituel, leur est incommode et mystérieux. Il n’offre pas la garantie qu’il se fondra à leur gré dans l’organisation. » Albert Schweitzer
« Mais Dieu n’est qu’une des aliénations du moi, ou plus exactement de ce que je suis., Socrate, Jésus, Descartes, Hegel, tous les prophètes et les philosophes, n’ont jamais fait qu’inventer de nouvelles manières d’aliéner ce que je suis. » Albert Camus
“L’espoir a été aliéné par des institutions surnaturels en promettant un monde meilleur. Il faut opposer l’espérance récupérée à l’espoir fondé sur la capacité à comprendre que l’on dépend l’un de l’autre.” Yvan Illich
L’origine latine du mot “aliénation” est alienus, traduit par “qui appartient à un autre”. Dans la vie courante, l’aliénation d’un bien signifie : vendre ce bien. Les philosophes du 19e siècle vont utiliser le terme d’aliénation pour décrire la perte par un individu ou un groupe de droits fondamentaux du fait du fonctionnement de la société. Le système de l’esclavage a ainsi aliéné des individus au profit de leurs maîtres qui les avaient achetés, l’esclave appartenait à un autre. La disparition de l’esclavage n’a pas pour autant mis fin au processus d’aliénation des individus.
Des collectivités organisées, des institutions créées par l’homme, des processus économiques et même notre culture vont parfois limiter ou conditionner des droits humains fondamentaux. L’aliénation qui nous guette aujourd’hui n’est pas toujours perçue dans notre chaire, elle est bien plus sournoise et donc plus dangereuse, elle affecte notre « machine universelle à » et notre conscience d’être, elle abîme cette merveilleuse faculté : la pensée autonome. L’aliénation devient alors un processus récursif, le renoncement à penser altère la conscience d’être ouvrant ainsi la voie à un effondrement de l’estime de soi qui conduit à la soumission à l’idéologie dominante, l’aliénation aliène.
Face à la perception de la complexité, le risque d’aliénation augmente par démission de notre “machine universelle à comprendre”, lorsqu’elle devient paresseuse les idéologies simplificatrices s’inscrivent en nous. Au contraire, la pensée autonome accepte les oppositions pour y trouver un enrichissement, cherche les contradictions et consent à ce qu’elles ne soient pas dépasser par une synthèse qui ampute notre perception.
Pour comprendre les risques d’aliénation, il faut se souvenir de la caractéristique essentielle découverte dans le processus qui a conduit de la première cellule aux êtres vivants : l’interaction et son corollaire l’interdépendance. Il faut comprendre que l’interdépendance est à l’opposé de la dépendance unilatérale, que la conscience d’être parmi d’autres consciences d’être est le fait constitutif de la société qui nous construit.
En vivant pleinement l’interdépendance, il est possible de conjurer le risque d’aliénation : accepter et cultiver la solidarité de facto avec le monde du vivant, fuir l’hétéronomie et développer son autonomie, construire son identité dans le collectif.